Issu d’une famille bourgeoise originaire du Lyonnais, François-Roger de Gaignières est le fils d’Aimé de Gaignières, secrétaire du duc de Bellegarde, et de Jacquette de Blanchefort. Né le 30 décembre 1642 à Entrain, en Nivernais, il entre en 1671 comme écuyer au service de Louis-Joseph, duc de Guise et de son fils. À la mort de ce dernier en 1675, Gaignières passe sous la protection de Marie de Lorraine, dite Mademoiselle de Guise. Elle le nomme en 1676 gouverneur de Joinville, charge qu’il conservera après la mort de celle-ci en 1688. Gaignières quitte définitivement en 1701 l’hôtel de Guise où il était logé pour habiter son propre hôtel, rue de Sèvres à Paris. Il y meurt le 27 mars 1715. Aucun tombeau à son effigie, aucun portrait n’ont été retrouvés, pas même une épitaphe. L’unique témoin visuel qui évoque son identité est un écu à ses armes écartelé de gueules au lion d’or et d’or à deux lions passants de gueules.
Pendant presque un demi-siècle, l’antiquaire François-Roger de Gaignières, passionné par l’histoire de la noblesse et de la monarchie française, dépouille inlassablement les chartriers des châteaux, des abbayes et des chapitres, fait copier et relever des centaines de milliers d’actes, de titres et de monuments (tombeaux, épitaphes, plaques de fondation, vitraux, sceaux, tapisseries, etc.) et constitue ainsi une collection documentaire exceptionnelle sur les époques médiévale et moderne. Mais quand en 1703, par l’intermédiaire de Jérôme Phélypeaux de Pontchartrain, l’antiquaire proposa à Louis XIV de créer une charge officialisant ce qu’il avait accompli de manière privée depuis déjà trente ans, la conjoncture n’était pas propice et le projet – trop novateur – resta sans suite.
À partir des années 1690, François-Roger de Gaignières multiplie les voyages en province, s’absentant de son cabinet parisien parfois plus de la moitié de l’année. Accompagné de son copiste Barthélemy Rémy et de son dessinateur Louis Boudan, muni de cartes, de plans et de lettres de recommandation, il parcourt la moitié nord de la France, privilégiant le berceau de la monarchie française : Île-de-France, Normandie, Picardie, Bretagne, Orléanais, Touraine, Anjou, Poitou et Champagne. Pour les régions plus lointaines et les pays étrangers, ses correspondants se chargent de récolter à son intention les pièces intéressantes. Ainsi obtient-il pour la Bourgogne et la Franche-Comté de faire copier les recueils de Pierre Palliot, un érudit bourguignon, moissonnant d’un coup les richesses patrimoniales de ces régions.
Barthélemy Rémy fut le copiste et valet de chambre de Gaignières dont il recevait deux cents livres de gages par an. On ne connaît ni son origine familiale, ni ses dates de naissance et de mort, pas davantage la date de sa prise de fonction auprès de l’antiquaire. Il survécut à ce dernier et reçut par testament un legs de dix mille livres. Entre 1711 et 1717, Pierre de Clairambault, chargé de la cession de la collection au roi de France, le fit travailler à la rédaction des inventaires détaillés des portefeuilles de Gaignières. Le dessinateur Louis Boudan, quant à lui, est issu d’une famille de graveurs parisiens et entre au service de l’antiquaire probablement vers 1670. Son contrat de travail stipule un paiement à la pièce. Chaque type de dessin y est évalué selon son format et sa technique. Les deux hommes ont disposé avec leur famille d’un logement dans l’hôtel de la rue de Sèvres. Ils ont non seulement suivi l’antiquaire dans ses pérégrinations pour copier textes et monuments mais ont aussi œuvré à dupliquer copies et relevés pour nourrir les classements multiples imaginés par ce dernier.
L’abondante correspondance de Gaignières fait apparaître des amitiés profondes comme celle qu’il cultive avec Denis Moreau, premier valet de chambre du duc de Bourgogne, mais également son remarquable réseau de connaissances – essentiellement français – qu’il mobilise au service de son entreprise. Les 287 correspondants de Gaignières, dont les lettres occupent actuellement sept volumes reliés au XIXe siècle (Paris, BnF, Mss. Français 24985 à 24991), sont des nobles, des officiers militaires, des prélats, des abbés et des clercs, des savants, des érudits locaux, des membres des académies, des intendants, des gouverneurs et des magistrats de province, autant d’informateurs qui lui signalent ou proposent des documents. Parmi les grandes figures de son temps, on trouve Jean Mabillon, Bernard de Montfaucon, Fénelon, Madame de Sévigné, Gabrielle de Rochechouard ou encore Madame de Montespan.
La copie est au cœur de l’entreprise savante de François-Roger de Gaignières. Elle lui permet d’abord de pallier une fortune relativement modeste par l’invention d’un « musée de papier ». Elle l’autorise ensuite à élaborer un système de classement inédit. L’antiquaire fait copier ses propres originaux pour disposer de planches aisément maniables et classables. Il fait encore procéder à des copies multiples aussi bien de textes que de relevés de monuments pour pouvoir les classer selon des thématiques différentes. Le tombeau d’un évêque, par exemple, fera l’objet d’au moins deux planches identiques : l’une sera intégrée dans un portefeuille ayant trait à l’évêché dont il a eu la charge, l’autre dans un portefeuille consacré à la région dont dépend l’église où il fut enterré.
Les vingt-quatre portefeuilles de Modes rassemblent plus de 1 720 planches dessinées par Louis Boudan. Elles représentent des portraits de personnages historiques en buste ou en pied, vêtus de costumes témoignant de leur fonction et de leur statut. Classés chronologiquement par règne pour la France - de Clovis à Louis XIV - ou topographiquement par pays, les rois, reines, princes de sang, grands prélats et aristocrates y côtoient le chanoine ordinaire, le bourgeois ou le laboureur. Les légendes identifient les personnages et signalent les monuments d’où Louis Boudan les a extraits. Si la plupart des portraits en pied sont tirés des effigies funéraires, figurent aussi dans les Modes des dessins de vitraux, des copies de tableaux de chevalet ou de miniatures. Les portefeuilles de Modes ont fait la célébrité de François-Roger de Gaignières. À sa disparition, ces recueils sont transportés au château de Marly pour distraire le roi dans sa vieillesse.
En 1711, François-Roger de Gaignières, soucieux que sa collection ne soit pas dispersée après son décès, en fait don à Louis XIV. Dans le contrat de cession, l’antiquaire lègue l’entièreté de sa collection mais en garde la jouissance dans son hôtel de la rue de Sèvres jusqu’à sa mort. Il reçoit en outre une rente de quatre mille livres par an, une autre somme de quatre mille livres remise à la signature du contrat ainsi qu’une promesse de vingt mille livres supplémentaires à son décès pour ses héritiers. Pierre de Clairambault (1651-1740), généalogiste des Ordres du roi, fut désigné pour exécuter le contrat qui stipulait de dresser un état de la collection. Un premier inventaire fut donc entrepris, totalisant 5 360 items organisés en cinq grands ensembles : Manuscrits, Portefeuilles de dessins et d’estampes, Imprimés, Portraits et tableaux, et enfin Monnaies, médailles et jetons (Paris, BnF, ms. Clairambault 1032).
Dès la cession de la collection au roi en 1711, Pierre de Clairambault soupçonne François-Roger de Gaignières de vendre certains manuscrits ou documents. Il ordonne en conséquence la rédaction d’inventaires détaillés de toutes les pièces qui sont rangées à l’intérieur des portefeuilles. L’entreprise se poursuivra au-delà de la mort de Gaignières, jusqu’à la vente de 1717. Barthélemy Rémy y participe avec trois autres copistes, Chastigny, Saint-Amour et Rousseau, tous mis à disposition par le ministre Colbert de Torcy. Grâce à ces inventaires détaillés, presque tous conservés (Paris, BnF, Mss. Clairambault 1033 à 1045), il est aujourd’hui possible de remédier à la dispersion des portefeuilles et de leur contenu pour les reconstituer tels qu’ils étaient du temps de Gaignières.
Les dispositions prises par François-Roger de Gaignières lors de la cession de sa collection au roi de France ne suffisent pas à en préserver l’intégrité. À la mort de l’antiquaire en 1715, il est décidé de vendre ce qui fait double emploi avec les collections royales. Pierre de Clairambault lui-même en subtilise une partie pour compléter ses propres séries historiques. Un vol perpétré en 1784 par l’abbé de Gevigney, garde des titres et généalogies de la Bibliothèque du Roi, ainsi que des politiques bibliothéconomiques malheureuses aux XVIIIe et XIXe siècles achèvent de la disperser. Aujourd’hui, le chercheur consulte principalement des pièces de Gaignières à la Bibliothèque nationale de France, dans les fonds français, latin, italien, anglais, allemand, arabe et Clairambault du département des Manuscrits (« pièces originales »), et du département des Estampes et de la Photographie (portefeuilles de dessins), ainsi qu’à la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford.
Après la vente des doublons et des pièces jugées sans intérêt au regard des collections royales, Pierre de Clairambault dresse un nouvel état de la collection Gaignières fondue à la bibliothèque du roi (Paris, BnF, Ms. n.a.f. 5738). C’est ce second inventaire qui sera annoté jusqu’à la fin du XIXe siècle par plusieurs générations de gardes et de conservateurs. En identifiant les mains des annotateurs, il est possible de retrouver la chronologie des différents mouvements et recollements subis par la collection pendant deux siècles. La numérotation des items de l’inventaire de 1717 correspond aux anciennes cotes Gaignières apposées sur la page de garde des manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France.
Au XIXe siècle, les savants redécouvrent les richesses de la collection de François-Roger de Gaignières. Entre 1860 et 1863, sous l’égide d’Eugène Viollet-le-Duc, de Léon de Laborde et de Prosper Mérimée, le dessinateur Jules Frappaz calque en couleurs les 1 946 dessins conservés à la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford. Charles de Grandmaison trie la correspondance et en édite une partie. Henri Bouchot publie en 1891, l’Inventaire des dessins exécutés pour Roger de Gaignières et conservés aux départements des Estampes et des Manuscrits. Cet inventaire offre au public un accès privilégié à la riche collection iconographique de l’antiquaire. Paradoxalement, il contribue aussi à faire oublier la documentation textuelle connue des seuls spécialistes de diplomatique et à figer la connaissance de la collection aux choix de Bouchot. Or le savant a omis un certain nombre de dessins conservés au département des manuscrits, sans compter certains partis-pris affectant la compréhension de la collection, comme l’exclusion de la presque totalité des croquis de Gaignières et des dessins préparatoires de Boudan, ou l’abandon des dessins de sceaux. C’est à partir de l’inventaire rétroconverti d’Henri Bouchot que s’est faite la mise en ligne des dessins et des calques conservés au département des Estampes et de la Photographie sur Gallica.
L’utilisation continue de la collection, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, fait désormais partie de son histoire et de sa perception. À peine quatorze ans après la mort de François-Roger de Gaignières, son ami Bernard de Montfaucon puise une abondante matière dans les portefeuilles de Modes pour illustrer les cinq premiers volumes des Monumens de la monarchie française avec les figures de chaque règne que l’injure du temps a épargnées. Aubin-Louis Millin fait de même pour les Antiquités nationales en 1790. Au XIXe siècle, la redécouverte de la collection concomitante à l’engouement pour le Moyen Âge voit se multiplier les usages savants autant qu’artistiques. Fleury Richard ou Eugène Delacroix, par exemple, viennent aux Cabinet des Estampes pour copier les costumes médiévaux et renaissance de la collection.
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