Transcription
A Soleure, le 9 juin 1688
Sy vous n'avés pas esté mal grondé, Monsieur, avoués que vous ne l'aviés pas mal mérité. Est-il possible qu'on oublie ses amys au point que vous avés fait? Mais je n'en dis pas davantage et puisque la grande femme vous a fait cognoistre vos torts, ce m'en seroit un de rentrer en guerre après la paix faite. Je ratifie le traitté pourveu que vous ne retombiés pas dans la mesme faute. Qui a plus besoin que nous, pauvres hermites, de la charité de ceux qui vivent dans le commerce des hommes? Vos lettres faisoient nostre plaisir de toutte une journée. On n'en a pas, Monsieur, à remplacer icy, et ce que vous nous faisiés passer de temps agréablement est demeuré si vuide que cent fois nous avons dit "à la mal heure, ce mauvais homme nous en a-t-il fait taster pour nous l'oster un moment après!". Vous vous plaignés de n'avoir pas ouy parler de nous dans la perte que vous avés faitte de Mademoiselle de Guyse. Fait-on des compliments à ceux dont on se sent offencé ? Cependant bon coeur ne sçauroit mentir: la grande bonne et moy dismes plus d'une fois "ce sera-t-elle souvenue de M. de Gagnières en mourant?", et lorsque Mademoiselle me fit l'honneur en m'escrivant de m'envoyer les testamens et codicilles de la deffunte princesse, j'allay chercher aussytost les legs aux domestiques pour vous y trouver. Qu'en sera-t-il, Monsieur, de cette disposition testamentaire? Je trouvay mauvais que l'oeuvre n'y fust pas toutte entière. Où en estes-vous pour vostre vade? Faites m'en sçavoir quelque chose, je vous supplie et soyés bien persuadé que je vous souhaitte en cela comme en toutte autre chose ce qui peut vous estre le plus avantageux. Vous n'attendés pas des nouvelles de Suisse et je serois bien empesché d'avoir à vous en dire quand vous pourriés y prendre quelque part. Celle de la mort de M. l'électeur de Brandenbour est de mon fait et j'en sçays assés d'estrangères par les ministres du Roy sans vous donner la peyne de me les mander, mais sur ce qui en vient à la cour, et ce qu'on en dit, voilà, Monsieur, où vos soins, sy vous avés cette bonté, pourront me donner des lumières que je n'aurois pas, et pour les nouvelles ordinaires du monde, chacun m'escrit, vous les sçavés par mère, par femme et vos autres amys, ainsy je ne vous en dis point et la pluspart du temps cette remise des uns aux autres fait que je ne sçay rien.
Ce que vous me mandé de Mme de Montauban m'a ravy. Peut-on dire des sottises de cette force! La comtesse de Fiesque et Mme de Coetquin n'estoient pas terre ingratte à semer belle grenne d'impertinence. Mais à propos de la comtesse, roule-t-elle encore par le monde avec ses façons de faire que la nature a particulièrement ordonné aux grâces de luy conserver jusque à la centiesme année? Mais de qui je vous demande des nouvelles! C'est de la bonne femme Cornuel qui par son aage devoir estre en enfance.
Le couplet de chançon de Godart m'a fort plu. Est-ce un fils du conseiller de la Grande chambre? J'ayme bien ces pacifiques coeurs, mais je suis un peu de l'humeur de Panurge qui pour rien ne le vouloit estre. C'est un mal qu'on ne cognoit guière en Suisse, lieu de toute la terre où pourtant on fait je crois le plus d'enfans, mais cela va à droiture dans les villes. Le paysan fait mieux avec la paysanne et souvent ils les prennent avant de se prendre tout de bon.
Je ne songe pas que de Soleure il faut en rire plus succinctement à gens du monde. Ainsy, Monsieur, je suis tout court en vous assurant que je suis de tout mon coeur vostre très humble et très obéissant serviteur,
Tambonneau